•  Une histoire que j'ai lue et que j'aime partager avec vous

     Liberté à quai (1)

    Par Michel Cauchard

    Aux immigrés du monde entier

    Saint-Denis

    Le 1er Octobre 95.

    Papa,

           C’est sur le bateau Liberté que je t’ai retrouvé cet été après toutes ces années.  Maintenant, je rêve. Le blanc glisse sur le bleu, comme l’écume sur les vagues. Et les trous profonds sont ceux de mon âme.

            Bleue la méditerranée, bleu ton habit de travailleur de la mer, bleue est ma robe qui flottait ce jour : là. Blanc le navire, blanc  mon doute – et si ce n’était  pas vrai ? Blanc l‘éclat de ton regard qui me portait au loin : l’Algérie, là-bas, de l’autre côté. Les deux pays m’habitent mais je n’en habite aucun. En moi tanguent les flots du passé et de l’avenir.

            On dit que je suis à la fois impétueuse et calme, imprévisible comme la méditerranée. Est-ce le tumulte sourd des deux langues qui souvent me soulève ?  Je sais seulement que me traversent les mouvements du temps. Un drap enveloppe ma mémoire. Je me revois à sept ans parmi les plis du vent. Blanc était notre village où s’envole mon enfance. Heureuse, je crois. Car lorsque tu m’as dit un jour –Monte dans la camionnette, on quitte l’Algérie- j’ai pleuré.

     Je t’avais demandé :- C’est quoi ‘Algérie ? -   C’est ici. La terre, la maison, les amis.

            J’ai regardé autour de moi. J’ai vu mes yeux se fendillent, s’éparpiller comme les étoiles et je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée, j’étais avec toi, maman, mes frères et sœurs sur le pont du liberté.

    Cette scène  est en moi un tableau. Tes bras ballants, la blessure inscrite sur le visage de ma mère, l’interrogation tragique dans les yeux de tous. Soudain la sirène. Et de ma main  s’est écoulé ce filet de notre sol que j’avais serré avant de m’en aller.Je l’ai ramassé dans un papier de bonbon. Notre terre, elle est passée en fraude à la douane. Pendant tout le voyage dans le train noir je l‘ai pétrie contre mon cœur.  A Paris  je t’ai demandé :

    -C’est quoi la France ?-C’est ici. Le gris, ces taudis, la pluie. -Pourquoi on est parti ? -On ne pouvait plus rester.

          Alors j’ai compris ce que ça voulait dire « étranger ». Nous avons vécu à sept dans une pièce, rue de Goutte d’or.  A l’école, on se moquait de nous. Les ahuris du bled ! Le premier mot que j’ai appris :- Ta   gueule ! Et la gifle a suivi.  Aussi, un soir, je me suis sauvée avec mon petit frère Nabil. Nous voulions repartir au pays. Je tirais les gens par la manche :

     -C’est où l’Algérie ?-Par là, les ruelles…  Je retrouvais bien l’odeur de la menthe mais ce n’est pas chez nous, surtout à cause des africains. La première fois que j’en ai vu c’était au débarquement, sur le quai à Marseille. J’ai hurlé  -Papa, ils sont malades ?  -Non...C’est un immigré comme nous. Alors, perdue rue d’Oran, je me suis approchée d’un homme noir.  -Pardon monsieur l’immigré, c’est encore loin Tizi Ouzou ? Il portait un uniforme bleu et une casquette .A sa hancha u revolver. Il nous a ramenés très gentiment rue de l Goutte d’or. Depuis, je n’ai eu peur des immigrés. Moi l’étrangère, je suis devenue première  de la lasse.  J’étais  fière,  mais toute seule. Jamais tu n’es venu me chercher à l’école.

    Tu allais au café rejoindre les autres pères de tous ces enfants sans père. Comme si le café était votre père à tous. Et ce père là, il te rendait orphelin. Car lorsque tu rentrais, tu marchais la tête basse. Tu te cognais partout et tu parlais comme un enfant en pleurs.

             Le dimanche tu achetais le journal El Watan. Ton père t’y donnait de ses nouvelles, mais tu ne savais pas lire. Tu te contentais de caresser le papier, de sentir l’encre des regrets.

    En froissant les pages, tu t’enveloppais dans une étoffe de tristesse. Tu me prenais sur tes genoux. Dans ton silence j’entendais le grincement du puits autrefois. L’eau était la mémoire de la terre. Nous y puisions le respect envers les anciens avec les gestes simples et mesurés. Elle nous lavait l’impureté du monde avant la prière. Et nous avions toujours le  visage  neuf face au soleil. Avec ma mère, au Hammam, on s’inondait de joie. Je lissais les cheveux de ma grand-mère, la femme le plus noble du village.

    Maquisarde pendant la guerre, elle avait été torturée par un officier français. Je me souviens qu’un jour elle m’avait soufflé à l’oreille  Le combat n’est pas terminé. Il te faudra te battre à ton tour pour conquérir ta liberté. Où était-elle, à présent, notre dignité de peuple souverain ? Quelles étaient les paroles de l’hymne national que nous fredonnions ensemble sur ta mobylette  le premier mai ? Qu’était devenue la force de la jeunesse algérienne ?  Sur le poste de télévision, tu regardais la photo de ton père, lui aussi combattant. Fusillé, il est mort avec fierté. Et nous étions là en France, dépouillés de cet honneur. Au chantier quand tu as frappé le contremaître qui t’avait traité de bougnoule, on t’a renvoyé. C’est depuis ce jour que tout s’est dégradé, car avant, vaille que vaille, on se débrouillé. Tu rentrais de plus en plus tard à la maison. Maman criait. Tu dépensais tout l’argent du chômage au café. Puis un jour, tu n’es plus renté. Le tribunal t’a condamné à nous verser une pension alimentaire. Alors tu es parti. En Algérie, le code de la famille vous autorise à nous abandonner. Et mon père m’a manqué autant que la Méditerranée.

            Etant l’aînée, je devais gérer le foyer, régler les papiers, surveiller les devoirs des petits. Pour maman, j’étais investie de ta responsabilité, mais pas de ton autorité, ni de ta liberté. Maman continuait de commander à tort et à travers. Les décisions les plus abracadabrantes ont été prises. Ainsi, on a repeint tout l’appartement en bleu marine. Ce n’étaient pas des décisions, des coups de têtes dans le mur des impossibilités. Un oiseau enfermé qui s’affole.

         Enfin, j’ai ouvert une fenêtre. J’ai relogé toute la famille Cité Floréal à Saint-Denis. Ma mère a respiré.- Merci ma fille… 

           Mais mon père n’est plus là. Mes frères grandissaient et commençaient à mal tourner. J’étais dépassée. Je ne pouvais plus faire face à ton absence. A leur façon, ils t’appelaient eux aussi. Bravant les interdits, ils attendaient les réprimandes. Mais elles ne venaient pas. Ils sont devenus hors  la loi, puisque la loi c’était toi. La police a emmené Nabil. Il a cambriolé une bijouterie. Chaque montre qu’il revendait indiquait une heure différente.

     - Comme si on ne saura pas que c’est oime !

                Voilà, mon père, je veux te dire que ton fils est  maintenant en prison. Dans l’équipage du Liberté, il aura bien un matelot qui te lira ma lettre. Je t’envoie un magnétophone pour que tu parles à mon frère, pas en kabyle s’il te plaît, car il ne comprend pas notre langue. Envoie la cassette à Fleury-Mérogis, détention des mineurs, bâtiment A.J’ai mis dans le colis aussi une photo de moi quand nous sommes arrivés en France en 73 : La mouflette. C’est la seule que je possède. On ne rangeait pas les souvenirs ; c’étaient les souvenirs qui nous dérangeaient.

       A bientôt   

    Ta fille t’embrasse

    Sophia  

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    Saint-Denis

    Le 20 Novembre 95.

     Papa,

                Comme je suis heureuse que tu m’ais répondu ! Tu remercieras vivement le marin auquel tu as dicté ta lettre. Tu as dis que tu as mal de nous avoir  quittés. Les larmes ont noyé tes yeux. La honte a assombri ton cœur. Sache que nous ne t’en voulons pas. Nous savons que tu es encore là, même si les tourments de la méditerranée nous en séparés. Ce qui importe, c’est que tu existe avec dignité. Bien que tu sois loin, tu es présent en nous. Tu es notre origine, notre terre, notre père.  Un père qu’on a écartelé, mais qui résiste. Tu es notre fierté. Nabil a bien reçu ta casette. Tu l’as touché au bon endroit car quand je l’ai revu il m’a dis : - ça suffit mes conneries ! Je m’occupe de l’inscrire à son BEP. Il s’en sortira. Ce qui l’a marqué, je crois, c’est ce que tu as dis à propos de l’Algérie. C’est vrai, l’espoir n’est pas tombé. S’y on gouffre encore le souffle du passé. Votre lutte nous redonne des forces. C’est le même combat ici et là-bas : Celui de la justice de la liberté. Si vous baissez les bras, nous aussi. Si nous relevons la tête, vous aussi. Nous avons eu votre courage en héritage. Je suis allée voter au consulat d’Aubervilliers. Toute la famille. Maman aussi qui avait du mal à marcher. C’était pour elle la première fois. Depuis les élections, sa santé s’est améliorée. Elle a remis son foulard rouge, tu sais, celui avec lequel on la repérait dans le marché. Elle dit qu’à sa « retraite », elle retournera au pays. En attendant, elle prépare son voyage d’été : Une cargaison de vêtements pour les enfants de son village. Mais je ne viendrais pas avec elle. C’est encore dangereux pour moi, d’autant que désormais je suis française.

            Mes sœurs vont bien. Fatia  et Habiba ont chacune deux enfants. Elles se sont mariées le même jour pour plus d’économie. Leurs maris sont de chez nous. Mon frère Samir est conducteur d’engins. Le terrassement de la nouvelle gendarmerie de Saint-Denis, c’est lui. Mais il n’a toujours pas de carte d’identité. Quant à mes deux autres sœurs elles sont brillantes au lycée. J’ai obtenu pour ma part mon diplôme de professeur de français. Le lycée Paul Eluard où je vais travaillé tu en a creusé les fondations. Et c’est ta fille qui va y enseigner la langue que tu ne sais pas lire.  Mais il y’a autre chose que je voulais te confier. C’est un peu délicat…Voilà, je vis avec un français. Maman ; au début a crié. Tu connais le refrain. Mais toi, mon père, pourras-tu me comprendre… J’attends ta réponse avec impatience.

    Sophia

     

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    Saint-Denis

    Le 1er mai 96.  

    Papa,

    Je rentre tout juste de la manifestation du premier mai à Paris. Le plus beau cortège était celui des femmes algériennes. Tous ces youyous m’ont lacéré le cœur.

    Je ne sais pas je ne sais plus…J’ai laissé mon ami chez lui. Tu me dis qu’un français est un homme comme les autres. Il ne faut pas avoir de préjugés. Tu connais toi même un épicier français …mon cher papa, ton humour me ravit. Cependant, comme il m’est encore difficile de renoncer à notre tradition !je suis pourtant qu’elle m’étoufferait, mais je me sens déchirée.

    La plume tomba de la main de Sophia. Une lassitude l’a traversa. Sur le mur de sa chambre, elle regardait la photo de son père disparu à jamais. À vingt ans, il était jeune mousse sur le bateau Liberté. Avec ses camarades sur le pont, sa veste flottait à la brise de la méditerranée. C’était le vent des songes pour sa fille dont les yeux se mouillaient. Non, elle ne l’avait pas revue l’été dernier .Le Liberté restait à quai, rouillant chaque année davantage. La méditerranée était figée. L’eau de ses phrases cessa de s’écouler. Sophia soignait sa mère malade. Nabil était en prison  pour longtemps ; Samir, petit trafiquant allait bientôt l’y rejoindre.  Fatia et Habiba étaient perdues en grande banlieue. Elles étaient du reste jalouses d’elle et l’appelaient avec un certain mépris la Française. Une de ses petites sœurs avait été renvoyée du lycée ; l’autre placée en foyer d’accueil sur décision du juge.

          Certes, Sophia avait un diplôme de lettres modernes, mais elle avait échoué trois fois au concours pour être professeur. Combien de temps pourrait-elle encore tenir ?elle ne pouvait plus travailler, se concentrer. Les arriérés du loyer s’accumulaient. Même les courses à ED l’épicier devenaient difficiles. Dernièrement elle avait été embauchée pour trois mois chez Mac Donald. Mais ce n’était pas une vie ! A vingt sept ans, de ne pas avoir d’appartement à elle ! Quoi, il faudrait se marier pour en arriver là ? Mais ce français qu’elle fréquentait était un bouffon. Egoïste, il ne l’aidait en rien. Il plaisantait sur le marasme de sa famille. Sophia avait la rage. Il était bon à jeter, celui –là ! Les autres, les copains de ses  frères, ne valait pas mieux. Des goujats paresseux qui profitaient d’elle et ce serait tout. Il y avait bien Icham, mais celui-là était un musulman fervent et il lui faisait peur. Accepterait-il qu’elle travaille et sorte librement ? Non, mieux valait attendre.

             Elle contempla de nouveau la photo de son père accrochée au mur. Lui était un homme et il l’avait abandonnée. Puis son regard s’est posé sur ses pages. Pourquoi écrivait-elle ? Elle relut le feuillet bleu sur son bureau : concours de nouvelles 1996. Pour qui ? Dans le salon sa mère l’appela. Son état s’aggravait. Sophia décida d’appeler une ambulance. -Je vais t’emmener à l’hôpital, Aïma. Sur le visage de sa mère, la désolation de l’Algérie perdue. Sa fille lui caressa le front, craquelé comme sa terre désertée. « Elle me reproche ce que je suis devenue, pensait Sophia. Sa maladie c’est pour me condamner. Je n’ai rien à espérer d’elle puisque je ne suis plus sa fille. » -Bientôt tu retourneras te reposer chez nous, Aïma. -Je suis une immigrée là-bas…ils ne veulent pas de moi. -Si Aïma, et je vais te dire pourquoi. Dans ton regard il y’a toute la Méditerranée. Et ça ne s’oublie jamais !

    -Paroles de professeur.  Je n’y crois pas. Parle-moi en Kabyle si tu veux être ma fille ! Ecoute, j’ai fait un rêve tout à l’heure. J’ai vu ton père… c’est sur le bateau Liberté que j’ai retrouvé après toutes ces années…-Tu me l’as raconté mille et une nuit, Aïma ! Et Sophia poursuivit, lisant ses feuilles à sa mère : «  Le blanc glisser sur le bleu, comme l’écume sur les vagues. Et les trous profonds sont ceux de mon âme… » Quand elle eut terminé, sa mère lui serra le poignet. - Jamais on ne le reverra.

    Alors, les yeux embués de larmes, Sophia ouvrit le tiroir de son bureau. Elle en sortit un papier de bonbon et répandit un peu de sa terre natale sur son histoire. D’une main tremblante, elle la dédia aux immigrés du monde entier. Ma nouvelle est pour vous : une ouverture dans le mur où la douleur se cogne. Elle ferma l’enveloppe : Université Paris VIII.

    -Adieu, mon Algérie...

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